Les folles fabriques de Jean-Jacques Lequeu

L’art des jardins en France vit à partir du siècle des Lumières d’importantes transformations. Au jardin d’agrément à la française, qui domine depuis Louis XIV, succède la mode d’aménagements plus naturels, inspirés des jardins anglais. L’art de ces jardins pittoresques, qui deviennent jardins romantiques au début du XIXe siècle, passionne philosophes, écrivains, architectes et peintres. L’architecte Jean-Jacques Lequeu, plus connu pour ses dessins que pour ses quelques constructions, s’intéresse lui aussi à ce domaine et invente sur le papier des fabriques à l’architecture fantastique.

C’est l’Angleterre qui invente la première ce style de jardins naturels au début du XVIIIe siècle, avant qu’il ne s’installe en France et dans toute l’Europe à partir de la seconde moitié du siècle. Là où symétrie, géométrie et ordre régnaient dans les jardins classiques, le jardin pittoresque est fait d’irrégularités, de sentiers sinueux, de dénivelés. Imitant la nature à son état sauvage, il convoque chez le promeneur le sentiment du sublime, cascades et grottes artificielles aidant.

Plan du Jardin de Monceau appartenant A. S.A.A. le Duc de Chartres, 1783. Eau-forte et burin, 49 x 66,5 cm. Détail. Source : Gallica/BnF.
Plan du Jardin de Monceau appartenant A. S.A.A. le Duc de Chartres, 1783. Eau-forte et burin, 49 x 66,5 cm. Détail. Source : Gallica/BnF.
Chantilly. Vue de la grotte du jardin anglais, dessin Anne-Rosalie Filleul, vers 1780. Plume et encre de Chine, aquarelle, 17 x 24,2 cm
Chantilly. Vue de la grotte du jardin anglais, dessin Anne-Rosalie Filleul, vers 1780. Plume et encre de Chine, aquarelle, 17 x 24,2 cm.

Il s’agit pourtant bien d’un art où la main de l’homme autant qu’auparavant est présente. D’ailleurs, très vite l’architecture s’invite dans ces jardins, par ce qu’on appelle dès 1774 des « fabriques ». Petites constructions isolées, elles n’ont la plupart du temps aucune autre justification que celle de la narrativité et de l’ornementation. Les fabriques sont chargées de symbolisme et utilisent souvent des références à l’exotisme ou au passé. Ce sont parfois des abris en forme de temples miniatures, une autre fois des fausses ruines, des cabanes, ou encore des bâtisses évoquant la campagne comme des poulaillers, des laiteries ou des reconstitutions de hameaux. Les commanditaires font appel à des architectes pour concevoir ces lieux magiques parfaisant le travail du jardinier.

Vue de l'hotel de Mont Morency et du Pavillon chinois , dessin Jean Baptiste Lallemand.
Vue de l’hôtel de Mont Morency et du Pavillon chinois , dessin Jean Baptiste Lallemand. Gouache, 16,8 x 23, 6 cm.

Jean-Jacques Lequeu, architecte et dessinateur, dans les planches de son Architecture civile, a laissé de nombreux dessins de fabriques fantaisistes et poétiques.

Lequeu naît à Rouen en 1757. Il y fait l’école de dessin puis trouve à Paris en 1779 le soutien de Jacques-Germain Soufflot, l’architecte de l’église Sainte-Geneviève, actuel Panthéon, et celui de Julien-David Le Roy qui le fait entrer à l’Académie royale d’architecture. Au début de sa carrière, il enseigne le dessin architectural et c’est aussi en tant que dessinateur et inspecteur qu’il est employé par François Soufflot dit le Romain, neveu de Soufflot, sur le projet de l’Hôtel de Montholon.

En tant qu’architecte, Jean-Jacques Lequeu n’est pas l’auteur de nombreuses réalisations. Outre la construction de l’hôtel de Montholon, à laquelle il a participé, il n’aurait conçu que deux bâtiments : une maison pour le Comte de Bouville, appelée Temple du Soleil, et le casin[1] de Madame de Meulanaer, deux chantiers aboutis en 1786. Cependant son travail sur un projet pour l’hôtel de ville de Rouen le fait connaître localement et il est nommé adjoint associé de l’Académie royale des Sciences, Belles Lettres et Arts de sa ville natale en 1786.

La vie professionnelle de Lequeu prend un tournant au moment de la Révolution. Désormais employé de l’État pour le reste de sa carrière, au Bureau du cadastre de 1793 à 1801 puis comme cartographe au Département de l’Intérieur jusqu’en 1815, il occupe des postes peu excitants, où sa fantaisie et sa folle imagination, qui transparaissent dans son œuvre graphique, ne sont pas de mise. Ayant pris sa retraite à 58 ans, il vit difficilement, retranché dans la pauvreté et la solitude. Il tente plusieurs fois de vendre ses dessins pour survivre, publiant des annonces. Mais Lequeu est déjà oublié de tous et, devant l’insuccès de ses ventes, il choisit de faire don de ses dessins à la Bibliothèque royale en 1825. C’est ainsi qu’un grande part de sa production est aujourd’hui conservée à la BnF et que l’on peut voir sur Gallica pas moins de 778 dessins et estampes de sa main. Jean-Jacques Lequeu meurt peu de temps après, en 1825, à 68 ans.

Jean-Jacques Lequeu dessiné par lui même, 1792, plume et lavis à l'encre brune, 45 x 31 cm.
Jean-Jacques Lequeu dessiné par lui même, 1792. Plume et lavis à l’encre brune, 45 x 31 cm.

Comme beaucoup d’autres architectes de son temps, Lequeu s’intéresse au jardin et aux opportunités qu’il donne à l’architecture. Mélange de styles et nouvelles formes, tout est possible dans les jardins et l’originalité voulue des fabriques donne à l’imagination des architectes une latitude unique. Les jardins les plus excentriques de l’époque ne sont-ils pas appelés « folies » ? Jean-Jacques Lequeu va pousser très loin l’inventivité et l’originalité dans ses dessins, on va le voir.

Nombre de ses œuvres prouvent son intérêt pour ce domaine. J’ai simplement sélectionné cette esquisse d’une construction de jardin, ce plan d’un jardin chinois ou cette vue d’un paysage avec des ruines, qui n’est pas sans rappeler la Vue des jardins de Monceau attribuée à Carmontelle. Les jardins de Monceau, aussi appelés « Folie de Chartres », appartenant au Duc de Chartres, sont l’exemple parfait de ces nouveaux jardins à l’anglaise. Ils donnent à observer de multiples fabriques et ont pu influencer Lequeu.

Les dessins de Jean-Jacques Lequeu ne sont pas toujours datés et il est donc difficile de dresser une étude chronologique et précise de son œuvre. Kaufmann, qui l’a étudié, a vu dans les réalisations architecturales du début de sa carrière, l’influence à la fois du baroque et du classicisme, puis dans les dessins de son Architecture civile le reflet de l’époque révolutionnaire. La confusion des styles est alors permise tout comme la recherche de formes nouvelles. C’est bien un heureux mélange qui prédomine dans les dessins de fabriques de Lequeu, donnant souvent au sujet un côté théâtral.

Temple de la devination, Lequeu, 1777-1814, plume, lavis et aquarelle en couleurs, 51,7 x 36,4 cm.
Temple de la Devination, Lequeu, 1777-1814. Plume, lavis et aquarelle, 51,7 x 36,4 cm.

La planche représentant une laiterie et un poulailler est très révélatrice de cette convocation constante des styles éloignés. Ainsi, le style majoritairement gothicisant de la laiterie est contrebalancé par une couverture complètement imaginée, à tuiles en forme de feuilles, tandis que les deux petites colonnes surmontées de têtes de bovidés rappellent plutôt l’art étrusque. Quant au poulailler, il présente une ouverture gothique en ogive, une structure de forme nouvelle finissant en escalier et un toit rappelant l’architecture médiévale russe.

Lequeu laiterie poulailler
La Laiterie et Le Poulailler, Lequeu, 1777-1814. Plume, lavis et aquarelle, 44,4 x 30,8 cm.

Pour Kaufmann, c’est Le Rendez-vous de Bellevue qui caractérise le mieux l’art de Lequeu pendant la période révolutionnaire. La composition est complètement asymétrique mais équilibrée. Un donjon crénelé, une tour Renaissance surmontée d’un temple grec, des ouvertures en plein cintre qui côtoient une fenêtre en ogive et une autre en forme de trou de serrure, la construction est un drôle de mélange charmant.

Le Rendez-vous de Bellevue, Lequeu, 1777-1814, plume lavis et aquarelle, 51,5 x 36,3 cm. Détail. Source : Gallica/BnF.
Le Rendez-vous de Bellevue, Lequeu, 1777-1814. Plume lavis et aquarelle, 51,5 x 36,3 cm. Détail. Source : Gallica/BnF.
La porte de l'ermitage, le vide-bouteille et le Rendez-vous de Bellevue, J.-J. Lequeu, 1777-1814, plume lavis et aquarelle, 51,5 x 36,3 cm.
La Porte de l’ermitage, Le Vide-bouteille et Le Rendez-vous de Bellevue, J.-J. Lequeu, 1777-1814. Plume lavis et aquarelle, 51,5 x 36,3 cm.

On voit par ailleurs que Lequeu cherche constamment à inscrire ses constructions dans la nature, usant de matériaux comme des rondins noueux, des haies à la taille extrêmement sophistiquée, comme dans la Composition champêtre, ou des constructions recouvertes de feuillages, comme le très onirique Temple de verdure Cérès.

Temple de verdure de Cérès situé au milieu de la plaine campagne, Leque, 1780-1826, plume, lavis et aquarelle, 51,6 x 36,4 cm.
Temple de verdure de Cérès situé au milieu de la plaine campagne, Lequeu, 1780-1826. Plume, lavis et aquarelle, 51,6 x 36,4 cm.

Fontaines et temples merveilleux, laiteries et poulaillers, pompes à feu, alors présentes dans de nombreux jardins pittoresques, tout comme les petits kiosques qu’on appelait « vide-bouteilles » parce qu’ils étaient prévus pour s’y reposer et y boire une tasse de thé : Lequeu s’illustre avec talent et originalité dans l’art des fabriques de jardins. Ces petites constructions poétiques sont un sujet que je trouve passionnant dans l’histoire des jardins et j’ai voulu partager avec vous l’exemple de Lequeu.

Jean-Jacques Lequeu est aujourd’hui davantage connu pour ses dessins d’architecture fantastique que pour ses réalisations concrètes. Son style très particulier, où son imagination débordante se mêle à un tracé et des coloris très soignés, méticuleux, comme l’est son écriture, suffit à rendre ses dessins captivants. Si les changements produits par la période révolutionnaire peuvent expliquer les mélanges de styles poussés à l’extrême, il faut sans doute aussi y voir une part d’ironie, dont Lequeu semblait ne pas manquer. Pendant la Terreur en 1794, alors qu’il est menacé, l’architecte produit ce dessin, La Porte du Parisis, pour témoigner de son attachement à la République. Le dessin plut au Comité de Salut publique et fut exposé. Plus tard, Lequeu inscrivit au dos de cette planche : « dessin pour me sauver de la guillotine » – « tout pour la patrie ». Le dessin lui-même d’ailleurs paraît si caricatural, avec cet Hercule immense coiffé d’un bonnet phrygien et tenant une statuette de Marianne, qu’on serait tenté d’y voir un soupçon de sarcasme.

La porte du Parisis qu'on peut appeler l'arc du peuple, Lequeu, 1794, plume, lavis et aquarelle, 51,7 x 35,8 cm.
La Porte du Parisis qu’on peut appeler l’arc du peuple, Lequeu, 1794. Plume, lavis et aquarelle, 51,7 x 35,8 cm.
La porte du Parisis qu'on peut appeler l'arc du peuple, Lequeu, 1794, plume, lavis et aquarelle, 51,7 x 35,8 cm. Au dos.
La Porte du Parisis qu’on peut appeler l’arc du peuple, Lequeu, 1794. Au dos.

 

[1] Cabane, petite maison de vacances.

Pour en savoir plus :

DE BOURGOING C. (dir), Jardins romantiques français : du jardin des Lumières au parc romantique, 1770-1840, [exposition, Paris] Musée de la vie romantique, 8 mars – 17 juillet 2011. Paris, Paris musées, 2011.

KAUFMANN, E., EROUART G., TEYSSOT G., Trois architectes révolutionnaires : Boullé, Ledoux, Lequeu. Paris, Les Editions de la SADG, 1978.

6 réflexions sur “Les folles fabriques de Jean-Jacques Lequeu

  1. Super article ! Encore une fois, nos centres d’intérêt se rejoignent : j’ai moi aussi un article « en brouillon » sur Jean-Jacques Lequeu, mais je traite de ses dessins d’anatomie et d’érotisme.
    Je suis heureuse d’en avoir appris plus ici sur ses fabriques pour les jardins (un thème que j’aime beaucoup, même si je n’y connais rien).

    Au plaisir de se lire !

    Aimé par 1 personne

    1. Merci pour ce commentaire, j’ai hâte de lire votre article sur cette autre partie de la production de Lequeu ! J’avais en effet trouvé très amusant, en fouillant parmi les nombreux dessins de sa main présents dans Gallica, de tomber de temps à autre, entre deux plans d’architecture, sur une femme aux seins nus à sa fenêtre ou sur des représentations anatomiques plus que précises… Mais je n’en dis pas plus !

      J’aime

      1. Je n’en dis pas plus pour laisser à Peccadille la primeur d’un billet sur les dessins érotiques et d’anatomie de J.-J. Lequeu sur son blog Orion en aéroplane, bien sûr !
        J’ai mis deux références bibliographiques à la fin de l’article, l’une traitant de l’architecture pendant la période révolutionnaire, l’autre des jardins dits « romantiques », un très beau catalogue d’exposition.

        J’aime

Laisser un commentaire